Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

L'angoisse du gardien de but au moment du penalty, Handke

Je ne suis pas un grand amoureux du personnage de l’auteur, notamment au regard de ses positions sur la guerre d’ex-Yougoslavie, mais ce livre est un modèle d’efficacité narrative. Je n’ai pas vu le film que Wenders en a tiré. On se demande souvent si l’art peut changer le monde. Je n’en suis pas convaincu, mais ce petit ouvrage a agité ma vie, m’a incité à accueillir l’évidence, quand j’ai une tendance naturelle à trop penser, imaginer des complications existentielles qui n’ont pas lieu d’être.

Ce roman où l’auteur évoque sa mère avec une nostalgie étrangement distanciée, si mes souvenirs sont bons, me fait souvent office de raison pratique, me mène dans une sorte de sécheresse vitale, une diète de scrupules. Un Epictète du XXème siècle, qui rappelle qu’il suffit généralement de ne pas bouger pour parvenir à stopper la frappe du tireur. Le but de nos vies étant d’encaisser le moins de penaltys possibles, apparemment.

Antilia, les débuts

Après Le Havre avec De grâce, Maxime et moi développons un nouveau projet de série pour Arte, nommé Antilia. La série se déroule à Saint-Martin, où nous avons passé une dizaine de jours pour y mener un voyage de documentation. Je connaissais déjà un peu l’île pour m’y être rendu en 2018, un an après Irma. Fidèles à notre démarche, nous avons tâché d’écouter les lieux, en interrogeant des habitants de toute l’île, tant du côté français que néerlandais, ainsi que d’Anguilla, parcourant Saint-Martin en voiture, à pieds ou en bateau. Une plongée dans une île-monde, solaire, souriante et sombre, des néons criards de Simpson Bay à la déglingue paisible d’Anse des sables ou des ruines de “La belle créole”, une île où cela parle plus anglais que français, mais aussi espagnol, néerlandais et papamiento.

Ma plus grande émotion lors de la promotion de "De grâce"

Je suis très ému par cette couverture. Parce que c'est le magazine que je trouve sur la table du salon de mes parents ou de mes amis quand je rentre au Havre, le canard de ceux qui n'ont pas forcément les moyens d'aller au cinéma toutes les semaines, de ceux qui se retrouvent trop rarement dans les personnages des films et des téléfilms. Avec Maxime Crupaux, nous avons voulu écrire une série à la fois exigeante et résolument populaire, avec des personnages forts et issus de la vraie vie, dans ce qu'elle peut avoir de rude, de violent mais aussi de poétique et de touchant. J'espère que le pari est réussi. Dans tous les cas, nous y avons mis toute notre énergie.

Winter break

Un lycée pour gosses de riches déserté durant les vacances de fin d’année, un prof d’histoire ancienne plus copain avec Démosthène qu’avec son siècle, un sale gamin abandonné par sa mère, une cuisinière noire en deuil de son fils tué au Vietnam. Nous sommes fin 1970 et ces trois personnages n’ont rien en commun, rien ne les destinait à se rencontrer.

Crédit photo : Universal pictures

Le film est une lente et sûre montée en tension, sans éclats de rire gras, sans violence, sans explosion de sécrétions. C’est la grandeur de la chroniques, l’intensité sourde de la vie des gens normaux, la noblesse routinière des personnes croisées dans la rue, sans “cliffs” qui claquent ou presque, sans morceau de bravoure, sans poursuites en Ferrari. Winter break, c’est un très beau film, mûr et sûr de ses effets, doté d’une photographie qui joue à merveille des blancheurs crues de l’hiver, des mélancolies de toutes les vies qu’on aurait rêvées et de celle qu’on doit se bâtir sur ces deuils.

Ayacucho, Alfredo Pita

Une guerre qui ne dit pas son nom, sans vainqueurs et dont les perdants sont les pauvres gens d’Ayacucho, une ville située au sud-est de Lima, à dix heures de voiture. Ce livre vériste s’avance dans le fantastique à force de naturalisme, à la manière d’un roman de Sciascia. D’un côté, l’Armée et l’Eglise, de l’autre, la guérilla maoïste du Sentier lumineux. Au milieu, l’enfer pour tous. Massacres, disparitions, viols. Nous sommes entre la fin des années quatre-vingts et le début des années quatre-vingts dix. La mort attaque la nuit, aux détours, enlèvent les grandes gueules comme les innocents. Pas d’hymne, pas de profession de foi, juste la barbarie, une boucherie pornographique.

Crédit photo : Anaï Guayamares

Les lieux parlent, il suffit de les écouter. En quechua, “Ayacucho” signifie “coin des morts”. En 1824, c’est l’endroit où l’Espagne a capitulé pour de bon, lors d’une bataille dont certains disent qu’elle n’a pas eu lieu. C’est ici que les Espagnols ont abandonné l’Amérique latine à ces créoles qui ont depuis mené le continent dans ce cycle ininterrompu d’échecs et d’espoirs, qui tourne à la passion de l’argent, le racisme, l’indolence et le patriotisme.

Crédit photo : Anaï Guayamares

Un roman d’une crudité presque lyrique, qui s’oublie dans des épiphanies métaphysiques, face au néant habité de la Sierra ou le grand ciel étoilé qui observe les hommes tuer, copuler et mourir.

Crédit photo : Anaï Guayamares

“De grâce”, interview dans "Drama Quartely"

Extrait d’une interview réalisée lors de l’édition 2023 de Séries Mania, avec Vincent Maël Cardona, le réalisateur de la série De grâce, que j’ai co-créée avec Maxime Crupaux, où il est question de la genèse de la série, de la façon dont nous avons travaillé ensemble et de notre vision de la ville du Havre, où se déroule la série :

Pierre is loud; he’s the voice of the city, which is between two worlds. It’s a very small city, and it’s the beginning of the world. You can smell it when you work around Le Havre – when you speak with some of the people who work there, they used to work in America or Brazil, so you feel like you can smell the world. On the other hand, it’s a small city that can have a classic provincial atmosphere, and we wanted to the audience to feel it.
Pierre is Le Havre, definitely. He’s torn between the past, the unions, the hope of revolution and the new era we’re living in, what in France we call liberalisme. He’s at the centre of two big tensions in Le Havre.

Plotin ou la simplicité du regard, Pierre Hadot

La grande passion de Dieu ne quitte jamais l’humanité. Même aux temps de l’athéisme, quand on adorait la Raison ou Marx. La certitude de Dieu comme celle de son absence m’ont toujours interpellé. Plotin porte une inquiétude sereine, confiante de ne jamais être seul, et passionné par l’union avec ce qui est : l’éternel, sa simplicité parfaite, qu’il analyse en raison. Dans sa prose efficace et fascinée, Pierre Hadot épouse la vie et la pensée de Plotin, réchauffe la ferveur d’un penseur païen qui vivait pour s’unir à Dieu. 

Tout le paradoxe du moi humain est là : nous ne sommes que ce dont nous avons conscience et pourtant nous avons conscience d’avoir été plus nous-mêmes dans les moments précis où, nous haussant à un niveau plus élevé de simplicité intérieure, nous avons perdu conscience de nous-mêmes.
— Pierre Hadot, page 40

Hope (1886), George Frederic Watts, Tate Britain.

L’extase et l’oubli de soi dans l’Un, la quête fondamentale de la grâce dans l’absolu et le vivant, où se mêlent amour et beauté. Voilà Plotin, ou du moins ce qui me porte en lui : une lancée obsédante, un défi à trouver la merveille dans l’ordure, le merveilleux dans le trivial voire le sordide.  

Il faut cesser de regarder; il faut, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage.
— Plotin (I 6, 8, 24.), page 35

Anatomie d'un divorce

Une très bonne série, pas un chef d’oeuvre. La faute à un rythme qui m’a semblé légèrement lent et à une voix-off virtuose mais parfois trop bavarde, et donc pas assez juste, selon moi. Dans le pilote, elle est d’une efficacité redoutable et porte une exposition qui réussit le tour de force de pénétrer les personnages au coeur, tout en les traversant de désirs clairs. Ils sont nous, ils sont attachants, irritants, profondément malsains et lumineux. Ils sont le quotidien, la chronique. Tout ce qu’un divorce peut avoir de banal et de déchirant. Il n’y a pas de routine, la vie est toujours extraordinaire, même dans ce qu’elle a décalé : naissance, mort, mariage… Anatomie d’un divorce, c’est le récit de ce merveilleux dans le métro, le boulot, les bouchons, les câlins des enfants et les vacances foirées. Avec beaucoup d’esprit, une sagesse de rêveurs endurcis, des audaces de réalisation qui fonctionnent très souvent et un excellent casting.

Crédits : FX Networks

La ballade du peuplier carolin, Haroldo Conti

Haroldo Conti a disparu en 1976. Les militaires l’ont assassiné. C’est un fantôme, un mythe, désormais. Il reste ses livres et ils valent pour l’éternité. Je viens de finir La ballade du peuple carolin. Ou plutôt j’en viens, comme on débarque d’un autre continent de la solitude et de la nostalgie. Il y a quelque chose de Pessoa chez Conti. La douleur infini du temps qu’on ne connaîtra plus, des histoires qu’on ne vivra pas, des vies qui auraient pu être la nôtre.

On pense généralement que les journées d’un arbre se ressemblent toutes. Surtout s’il s’agit d’un vieil arbre. Mais non. Une journée d’un vieil arbre est une journée du monde.
— Page 9

Il raconte Chacabuco, la ville de son enfance, l’oncle qui court comme un mort, celle dont tous sont amoureux, celui qui veut voler, comme un Léonard de Vinci qui aurait osé utiliser une de ses machines aériennes restées à l’état de dessins.

Alors, effaçant le temps et les distances, je les rassemble tous autour de cette table du souvenir que ce soir j’ai dressée pour eux.
— Page 115

Conti embrasse un combat épique et vain contre l’oubli, avec tendresse et empathie, une poésie quotidienne qui méprise le cabotinage, dans ce qu’elle a aussi de rude, d’aimant et de violent. Chaque mémoire est une fresque épique, où le temps n’existe pas. Le temps d’une vie, nous sommes éternels. De ce paradoxe fondateur de tout geste artistique, seuls les grands, comme Conti, savent donner la pleine mesure.

 

Microcosmes, Claudio Magris

C’est la première fois que je lis Magris. Honte à moi, je sais. Son livre est un périple dans les pliures des frontières issues de l’Europe des canonnières, entre Croatie, Tyrol, et les endroits morts d’une Trieste qui n’en finit d’oublier qu’elle fut une brillant nulle part, entre Autriche-Hongrie et Italie, entre Mitteleuropa et Méditerranée, entre Slaves, Germains et Latins. Aujourd’hui, une ville provinciale que je connais un peu, qui soupire après son passé brillant et déglingué, notamment les deux génies qu’elle a couvés : Joyce l’arsouilleur et Svevo, le bourgeois neurasthénique.

Magris parle brillamment, de tout et de rien, de toutes les nécessaires futilités qui font une vie : fidélité à un drapeau, idiomes éventés, souvenirs incompréhensibles, amourettes en genèse. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est sa description de Svevo, de son essence d’écrivain, quand il évoque sa statue décapitée dans le Jardin Public de Trieste :

Cette tête manquante semble un des nombreux malentendus, erreurs, échecs, déboires et affronts qui constellent l’existence de Svevo, l’écrivain qui a scruté à fond l’ambiguïté et de le vide de la vie, voyant que les choses ne sont pas en ordre et continuant à vivre comme si elles l’étaient, dévoilant le chaos et feignant de ne pas l’avoir vu, percevant à quel point la vie est peu désirable et peu aimable et apprenant à la désirer et à l’aimer intensément
Pour ce génie - qui est descendu jusqu’aux racines les plus obscures de la réalité, qui a vu se transformer et se dissoudre toute identité et qui a vécu comme un honorable bourgeois et un bon père de famille - les choses allaient souvent de travers. Il était un “Schlemihl”, ce personnage de la tradition juive à qui on met toujours des bâtons dans les roues; un de ces malheureux irréductibles dont on dit que, s’ils se mettaient à vendre des pantalons, les hommes naîtraient sans jambes, un de ces maladroits et intrépides collectionneurs de catastrophes qui se relèvent indomptables après chaque culbute.
 

De Grâce, souvenir de repérage

Je viens de retrouver cette photo, qui doit dater de 2017. Avec Maxime Crupaux, co-créateur de la série, nous étions montés à bord d’une abeille pour voir le port depuis la mer et avec les gens qui y travaillent. Ce jour-là, le remorqueur faisait entrer dans le port un pétrolier d’Europe de l’est, si mes souvenirs sont bons.

Olive Kitteridge

Une femme qu'on dirait incapable d'aimer et qui en meurt d'envie, un mari falot, qui s'accroche à elle, tentant de fleurir leur quotidien et un fils sans envergure, à qui elle ne sait pas donner d'affection. C'est la chronique à ras de terre d'un petit port de pêche de la Nouvelle Angleterre, l'une des meilleures séries que j'ai jamais vues, adaptation d'un roman du même titre. Quatre épisodes de 52 minutes empreints de la tension sourde de l'existence : amour, tentations, tromperies, accablements et épiphanies... Le bercement et l’oscillation de vie, avec ses aigreurs, chagrins et ses choix non pris, et toujours la possibilité du bonheur.

Frances Mc Dormaid et Richard Jenkins sont incroyables, Bill Murray fait du Bill Murray au dernier épisode. La série est d'une grande efficacité, d'une maîtrise qui ménage les vides et les pleins sans jamais perdre la tension. D'un point de vue scénaristique, c'est aussi le parti-pris courageux d'assumer la chronique et de faire confiance aux trois choses qui font une grande fiction : les personnages, les personnages et les personnages.

Le sabbat des sorcières, Ginzburg

Le sabbat des sorcières de Carlo Ginzburg est une immersion dans les traditions chamaniques et sacrées de notre civilisation, influencées par les Celtes, les Lapons, les peuples des steppes d’Asie centrale, les Grecs, et j’en passe. Ginzburg est un historien dont j’apprécie beaucoup le travail, notamment son ouvrage Les batailles nocturnes.

El aquelarre, Goya, 1797-98, Musée Lázaro Galdiano, Madrid.

Étudiant la sorcellerie et les superstitions, il ravive les existences minuscules d’hommes et de femmes censés ne pas avoir d’histoire. Des petites gens attachés aux transes, à la divination et aux périples mystiques, dont les obsessions sur la mort et le futur restent les nôtres. En lisant Ginzburg, je crois secrètement rechercher une réponse à la question honteuse et archaïque de savoir si la magie existe ou pas. Je cherche encore. L’interrogation est tenace.

La recherche reproduit, sur une petite échelle et sous une forme simplifiée, à la manière d’une expérimentation, une expérience qui est celle de tout un chacun : celle de pénétrer dans un monde que nous n’avons pas choisi, qui nous est pour l’essentiel inconnu, et dans lequel agir, signifie aussi (je ne dis pas surtout) être agi.
— page 420
 

Une armure sur mon mur

J’ai découvert les armures de Negroli voici quelques années, au musée des Invalides. Ce sont essentiellement des pièces d’apparat en métal repoussé et ouvragé, comme s’il s’agissait de pâte à papier ou de bois tendre. Je les trouve si fascinantes que j’ai accroché la photo d’une bourguignotte à l’antique réalisée pour François Ier au-dessus de mon bureau. Dans les instants difficiles, elle me rappelle qu’on peut toujours se battre avec élégance et beauté, surtout quand on se bat pour elles. Le chemin important autant que le but, les moyens autant que la fin.

Bourguignotte à l’antique réalisée pour François Ier, attribuée à Filippo Negroli (1510-1579). Milan, après 1545. Fer ciselé, argent, or. Paris, Musée de l’Armée. © Musée de l’Armée. Dist. RMN - Grand Palais/Sebastian Straessle.

 

La vie fragile, Arlette Farge

Je sors d’une période où il m’a été très difficile de trouver des ouvrages de fiction intéressants. Je me suis rabattu sur des récits et des livres d’histoire, notamment celui d’Arlette Farge. C’est taillé dans une écriture leste, tendre et attentive, amoureuse du Paris du XVIIIème siècle et de ses gens. A l’époque, le dedans et le dehors n’existent pas, la rue rentre chez vous et vous faites la rue, celle qui ébranle le roi ou le célèbre comme Dieu sur terre.

La Seine en aval du Pont-Neuf, à Paris. J.B. Raguenet (1715-1793) © Photo RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

Arlette Farge prend le point de vue des gens de tous les jours, dans leur capacité à regarder, comprendre et aimer. La multitude n’est plus un amas de gueuserie, elle a un coeur, pleure, jouit et rêve. Stratégie matrimoniale, escrocs à la manque, petit commerçants, artisans, policiers voleurs d’enfants, ouvriers frondeurs, prostituées, ravaudeuses… le petit peuple perdu du Paris de l’Ancien Régime revient à la vie, dans un monde oublié, où l’injustice est constitutive de l’ordre social, acceptée voire plébiscitée même dans ce qu’elle a de plus arbitraire. Nous ne sommes pas là dans l’ouvrage à thèse ni militant. Le livre d’Arlette Farge fait bien mieux que mener un combat. Il démontre par le fait qu’exprimer le réel, dans ce qu’il a de plus factuel mais aussi de plus rose et sentimental, c’est ramener à la vie l’âme et la dignité des oubliés.

De ces tableaux se dégagent de la précarité et de la force, la volonté de ne jamais se laisser abuser ou démunir. Dans Paris, tout vit, bouge et meurt sans répit sous les yeux de chacun, dans un espace ouvert où le voisin, qu’il soit ami ou ennemi, est le perpétuel témoin de soi-même.
— page 13
 

Le destin de Mr Crump, Ludwig Lewisohn

Le destin de Mr Crump est un roman qui a fait scandale à la fin des années 1920, pour outrage aux bonnes moeurs, comme L'amant de Lady Shatterley . Encensé par Freud, préfacé par Mann, c'est un chef-d'oeuvre sous-estimé, dont certains passages sont virtuoses. Quand le livre de DH Lawrence est devenu un grand classique qui permet de sourire de la pudibonderie de la société de l'époque, celui de Lewisohn garde quelque chose d'incandescent.

Il ne dépeint pas seulement l'enfer du mariage mais aussi le désir méthodiquement disposé de la destruction de l'autre dans le cadre de la vie quotidienne, installée et adoubée par la loi. Jamais je n'ai lu d'ouvrage aussi beau et lucide sur l'emprise et la toxicité.

La tête de Herbert retomba sur sa poitrine, son sang bourdonna dans ses oreilles. Autrefois, à New York, elle avait paru humaine. Ne pouvait-il faire appel à ses sentiments, à sa raison ?
— page 177

Clinique, il fouille la rage existentielle et morbide d'Anne, une femme détruite par la vie, voulant faire payer son propre malheur à Herbert, son jeune mari, musicien talentueux, tendre naïf qui tâche de s'accomplir et de s'émanciper. Le destin de Mr Crump questionne le mystère de cette colère indéracinable, qui mène la pulsion de destruction la plus crue à prendre les autours de la séduction et le désir inconscient de s'y laisser prendre chez sa proie, laquelle passe très vite du statut de sauveur à celui de bourreau, harassée par la victimisation inlassable de son épouse, laquelle justifie l’injustifiable par un sentimentalisme de bazar. Nous connaissons tous un Herbert ou une Anne. L’humanité face à la sociopathie. Peut-être avons-nous même été l'un d'eux.

 

De Grâce, premier jour de tournage

C’était la première fois que j’assistais au tournage d’une fiction que j’avais écrite (avec Maxime Crupaux pour l’ensemble des épisodes, ainsi que Malysone Bovorasmy et Sylvie Chanteux, pour les épisodes 3 et 4). Le premier jour d’un tournage est le moment où s’incarne de façon la plus nette le caractère quasi magique de l’écriture. Comme si un écrivain voyait soudain s’animer ce qu’il avait posé sur le papier. Le texte lance le mouvement de savoir-faire, d’histoires et de talents qui se rassemblent et se nouent pour incarner les péripéties que vous avez imaginées, conçues, formalisées, avec leur rythme, leur respiration et leur gouaille. Le texte prend une gueule et des voix. C’est aussi la petite mort d’un fantasme qui a mûri pendant plusieurs années. Car il va exister. C’est émouvant, déroutant, mais aussi angoissant : ça va avancer, ça va se faire, il n’y aura plus moyen d’y couper. Enfin et surtout, c’est un immense bonheur, une grande fierté. De grâce, c’est la série de ma ville. En littérature comme en scénario, j’écris par et pour un endroit, en m’affranchissant du naturalisme quand je l’estime nécessaire. Un supermarché, une mégapole, une forêt tropicale ou une piscine, peu importe… chaque lieu contient de quoi mettre en branle des personnages, de grandes histoires, pour qu’on prenne le temps d’explorer ces endroits et de se documenter. Même si c’est pour ensuite s’affranchir de ce matériau.

 

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Mon dernier soupir, Buñuel

Après avoir vu Viridiana, songeant à combler mes immenses lacunes dans le domaine du cinéma, je me suis lancé dans la lecture de l’autobiographie de Buñuel, consignée par Carrière, intitulée Mon dernier soupir.

Comme dans son film, j’ai retrouvé la même lucidité sévère, sur le Bien comme le Mal, et une espèce de bonhommie dure, qui chasse l’ingrat, le malveillant, et embrasse de tout son coeur celui ou celle qu’elle aime. Buñuel est tendre, curieux et honnête dans ses sidérations face à Dieu, ses appétits d’amour et ses terreurs morbides.

Un artiste, ça recrée la réalité à partir ce qui en semble le plus éloigné : les rêves, les autres oeuvres de l’esprit et l’espoir délirant de contenir le monde en soi. Et cela échappe à toute morale, toute doctrine.

Il me semble en réalité qu’il n’était pas nécessaire que ce monde existe, pas nécessaire que nous soyons ici en train de vivre et de mourir.
— Luis Buñuel
 

Le sillon ou l'erreur par habitude

Je termine la lecture de Guerriers et paysans de Georges Duby. Une histoire des mutations économiques entre les VIIe et XIIe siècle, qui ont vu la fin de l’esclavage en Europe, l’instauration du féodalisme et la montée en puissance de l’Église, entre autres. C’est un ouvrage d’une clarté dense, sur un des âges les plus méconnus de notre histoire, surtout le très haut Moyen-âge. Duby n’échappe pas à la tentation hégéliennes des historiens, lesquels outrepassent leurs tâches et s’aventurent dans la métaphysique ou la philosophie. Un travers que je trouve savoureux, tout comme la digression, et dont Michelet est peut-être le plus célèbre spécimen.

Il ne faut pas croire qu’une société humaine se nourrisse de ce que la terre où elle est implantée serait la plus apte à produire ; elle est prisonnière d’habitudes qui se transmettent de génération en génération et qui se laissent difficilement modifier.

La tragédie des habitudes, des chemins pris par l’histoire et dont nous sommes prisonniers. De quoi gâcher une vie, condamner l’humanité à sa perte. Enjeu et prodige : savoir conserver un oeil sur les routes non empruntés, les possibles vierges. Quels périls encourons-nous à tenter de les rallier ?

 

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