Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

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Porto appartient à ses habitants. Secrète, provinciale et brillante, elle n’est pas encore peuplée au second degré, comme Paris ou Londres, gigantesques parcs d’attraction pour personnel nanti. Mais les programmes de réhabilitation feront leur œuvre, sans doute. Cela commence doucement, par les artistes et les fêtards.

L’après-midi, les vieux s’installent au bord du Douro, sur des chaises en plastique et jouent aux cartes. Les plus vigoureux ravaudent des filets, réparent les moteurs de barcasses hors d’âge. On se dirait sur les quais d’un chef-lieu de département, sur fond de hangars désaffectés, repris par la forêt. La ville grandit vers le nord et la banlieue, oubliant les rives du fleuve.

Raide, crevée par le Douro, Porto attend l’Atlantique, qui n’arrive jamais. A Lisbonne, le Tage s’étale, marquant l’amorce de l’océan, son début. A Porto, le Douro incarne sa fin, l’appel de la terre, des champs et des vignes.

L’océan, il faut aller le trouver à Foz do Douro, un quartier résidentiel qui longe l’Atlantique, un bord de mer jaune citron, comme dans les années trente. Les rochers laissent peu de place au sable grossier, qui donne de temps à autre une petite plage bleue. L’océan s’arrête là, brisé par les récifs, prenant la teinte translucide du ciel, sous le regard des anciens, des enfants et des pêcheurs à la ligne, au bord d’avenues appelant l’autre rive de l’Atlantique –Montevideo, le Brésil – et d’une pergola Belle Epoque, vestige d’un palais marin n’ayant jamais existé.

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Quelle idiotie de faire de Porto une avancée de l’Ecosse au Portugal. Va pour la brume, le ciel d’un bleu troublé, plus océanique que méditerranéen, mais le soleil cogne, comme dans le sud de l’Italie, le linge dévale sur les façades, et ça parle devant les portes, comme en Espagne ou au Maghreb.

Avec ses pentes qui tombent raides, Porto rend impatient. On l’embrasse d’un coup d’œil, depuis un belvédère trouvé au hasard, et il suffirait de se jeter dix mètres plus loin, dans le vide, pour franchir les quais, les vieux quartiers de la Ribeira et de Miragaia, enfoncées sous le niveau du Douro, et atteindre Vila Nova da Gaia, sur l’autre rive du fleuve, ou le pont Dom-Luís, issu de l’époque d’Eiffel, quand le futur était les dentelles de fer néogothiques.

Il faut de l’abnégation pour trouver Porto, resserrée, indolente, enfiler ses ruelles, ses passages noirs, lasurés de crasse, et ses façades jaune d’or, qui font croire que vous voilà parvenu sur la place minuscule d’un village de pêcheurs, où la mer ne vient plus.

Les églises portuenses brûlent de l’intérieur. Je pense à São Francisco et à Santa Clara, taillées dans une pierre romane, grise, dévorée par un décor baroque en bois sculpté, pian précieux, bourgeonnant d’angelots, de feuilles bronzées et de colonnades goitreuses.

Au marché du Bolhão, on fait les courses du jour sous des arcades décaties, soutenues par des échafaudages, dans les odeurs de cannelle, de café, de viande, de fleurs et de poisson frais, parmi l’agitation tranquille, routinière. Le vent agite les draps accrochés par les vendeuses de légumes pour préserver leur marchandise du soleil, tels des fantômes se jetant dans le vide.

Le chant des pistes, Bruce Chatwin

Chatwin est l’écrivain d’une civilisation qui ne survit plus qu’à l’état de débris éparpillés. Il est l’écrivain des nomades, des voyageurs, issus d'une patrie sans nom ni origine, sans autre richesse que la subsistance, sortie de l’aube des temps. Mais les sédentaires ont gagné.

Le chant des pistes est le récit d’un voyage en Australie, auprès des aborigènes, sur la trace des temps du rêve, lorsque les anciens faisaient naître les fleurs, les animaux, les déserts, les cours d’eau et les montagnes par les seules modulations de leur chant.

Chatwin accompagne un guide chargé d’entendre les aborigènes afin de de répertorier le tracé de ces chemins de musique ; il faut aller loin, dans les boues et la chaleur, interroger les aborigènes taciturnes, défiants, abrutis d’alcool, traverser les orages, les étendues de sable, à la rencontre de paumés venus du monde entier, cachés là, dans les hameaux poudreux de l’Australie centrale.

Comme tous les grandes livres, le chant des pistes revêt une dimension métaphysique indéfinie, et frénétique ; l’immensité du désert donne des songes d’immortalité, les destins perdus des gens croisés sur la route renvoient à sa propre nullité. La prose de Chatwin ne fait que constat-là, avec la plus grande efficacité. Son écriture incarne ce silence sans tenue, émerveillé et pénétrant, auquel on s’adresse quand on parle seul, sans être bien certain de vivre ce que l’on vit.