Baptiste Fillon

(rien à voir avec François)

Le site de Baptiste Fillon, auteur du roman Après l'équateur, publié chez Gallimard, dans la collection Blanche.

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Que peut (encore) la littérature ?

Puisqu'il a bien fallu tâcher de donner une réponse à cette question, voici la mienne, affichée lors du festival du premier roman de Laval.

Paris était une fête

Je viens de terminer le livre d'Hemingway, dont le titre est au présent, lui (le livre d'Hemingway, pas Hemingway). 

J'ai longtemps repoussé sa lecture, gêné par le mythe de cet ouvrage qui est peut-être le plus beau jamais écrit sur Paris. Peut-être parce que les années vingt à Paris étaient la plus belle décennie de l'histoire de l'humanité, celle d'une génération perdue (marque déposée, aucune génération n'ayant été perdue depuis) dans une guerre pour rien, qui retrouverait une possible signification à l'existence dans un conflit, vingt ans plus tard, contre une figure tutélaire du Mal.

C'est un art poétique, une autobiographie délibérément ratée, un roman d'une immense maîtrise, mise en musique d'une vision du travail d'écrivain, musclé, efficace, tendu, fécond de toutes les coupes effectuées, de ces fantômes de mots veillant sur les mots : "Celui qui écrit devrait se prononcer sur la valeur de son ouvrage qu'en fonction de l'excellence des matériaux qu'il rejette". Ou encore : "Dans l'écriture aussi il y a beaucoup de secrets. Rien ne se perd jamais, même si c'est l'impression que l'on peut avoir sur le moment; ce qu'on laisse de côté finira toujours par refaire surface et ne fera que renforcer ce qui a été conservé."

Ces conseils, découverts grâce à un ami alors que je n'avais pas lu Paris est une fête, m'ont permis de faire confiance à la concision, au rythme qu'elle suscite, à la puissance qu'elle donne aux adjectifs que l'on choisit de conserver.  Puis j'ai lu Hemingway, et ses romans m'ont permis d'écrire Après l'équateur.

Paris est une fête est un livre beau, drôle et triste, à l'image de ce trajet Lyon-Paris, effectué par Hemingway et Fitzgerald dans une voiture sans toit - parce que "Scott" l'avait décidé ainsi, et que sa folie ne doutait pas-, les contraignant à une halte à chaque averse.

La fête parisienne est bel et bien finie. Aujourd'hui, Hemingway sans le sous vivrait à trente kilomètres de la capitale, dans un studio hors de prix, non loin d'une station de train de banlieue ou de RER, avec un peu de chance. Il ferait ses courses dans le hard-discount le plus proche et économiserait une semaine pour se rendre à Paris et déjeuner d'un pichet de mauvais rouge et d'un croque-monsieur décongelé à 15 euros, dans une de ces brasseries aujourd'hui très chics pour avoir abrité des artistes miséreux voici un siècle.

A Paris, la fête est finie, surtout pour les écrivains. A son âme défendant, avec son bouquin exceptionnel, Hemingway aura été l'un de ces "poissons-pilotes" préparant le raz de marée vulgaire des songe-creux : "Cette année-là, les riches arrivèrent, guidés par leur poisson-pilote. Un an plus tôt, ils ne seraient jamais venus. Rien n'était encore sûr. Le travail effectué était tout aussi bon, le bonheur bien plus grand, mais aucun roman n'avait été écrit, si bien qu'ils n'avaient pas de certitude. Ce n'était pas leur genre que de gaspiller leur temps ou leurs charmes avec des gens qui n'avaient pas fait leurs preuves."

Chaque grand roman ouvre la voie aux tour-opérateurs.

Lire

A mon sens, pour espérer écrire correctement, il faut bien lire.

J’ai commencé La vie de Rancé, de Chateaubriand. Sinuosité fluide, concision de la période, qui reprend le membre précédent, annonce le suivant. Une densité d’une extrême cohésion. Chateaubriand est le renouveau du Grand Siècle, de la langue des moralistes et des précieuses pestes des salons, en un temps où l’esprit modelait la langue dans une tension exquise, une retenue enflammée.

Une langue éduquée, à l’apparence rigide, dont les articulations épousent les miroitements de l’âme et de la nature.

Lire de grands livres, cela déforme dans le sens de l’inatteignable, ce vers quoi tendent les écrivains qui aspirent à l’accomplissement de leur art.

Fin d'un roman

Ecrire un roman, c'est se lancer dans une longue et indéterminée cohabitation avec une partie de soi-même. On n'en est rassasié qu'une fois parvenu au dégoût le plus violent.
Cela va au-delà de la lassitude ou de la haine. Le livre devient une nausée à lui seul, comme un parpaing qu'on aurait avalé miette par miette. Ne reste plus que le désir de s'amputer de cette matière parasite (régal d'exégèse pour les psychanalystes et leur stade anal).

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Le roman, constitué, est alors une part de soi qu'on ne peut plus voir, issue de soi, et tout sauf soi.

On perd alors toute lucidité. On n'en veut plus.  Au risque de laisser passer des maladresses énormes. Commence alors une longue attente, avant de le relire comme s'il était produit par un autre. Ce dont je suis incapable.
Enfin, on livre le manuscrit par lassitude, avec ces effets qui vous ont émoussé la cervelle, mais qui claquent encore, et qui claqueront d'autant à la lecture neuve d'un inconnu, espérons-le. On hésite. Plusieurs jours. Et l'on tranche pour de bon, car cette progéniture trop remuée, trop vue, vous empêche de courir, et de revenir à l'écriture facile et spontanée d'un nouveau livre.

Vient le temps  de se nettoyer de cette langueur, de se retrouver à peu près maître de soi. Et de jeter un ultime coup d'oeil à ce livre que vous ne finissez pas de finir, comme si ce maudit bouquin était le produit d'un épouvantable raseur à corriger... Sisyphe...